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SENNY D'ALORS ET POUR TOUJOURS
 
Mon premier contact avec Édouard Senny a été à plus d'un égard un coup de foudre sinon de tonnerre.
 
C'était au début de décembre 1947. J'étais entré au Conservatoire seulement quelques semaines plus tôt. Avant cela, je n'avais presque pas quitté ma petite ville de Malmédy. Mais j'y avais peu à peu découvert toute la musique "classique" (jusqu'à Debussy) et même plus ancienne, surtout grâce à la présence paradoxalement bénéfique, pendant cette détestable annexion dont nous avions été l'objet de 1940 à 44, d'un excellent professeur allemand. Inscrit au cours d'orgue, j'avais également à fréquenter celui d'harmonie pratique, et j'avais tout de suite été fasciné, pour ne pas dire subjugué, tant par la personnalité du professeur, Pierre Froidebise, que par tout ce qu'il nous apportait, bien au-delà du seul problème qu'il était censé nous enseigner.
 
Il m'avait invité à assister à une conférence-concert qu'il donnerait à l'APIAW (dont j'ignorais encore qu'elle allait devenir pour quelques années un de mes lieux de prédilection, aussi pour ses séances de poésie ou de cinéma et surtout ses exceptionnelles expositions de peinture). Sujet: la musique d'avant-garde, en particulier la musique dodécaphonique, que l'Europe occidentale était en train de (re?)découvrir, les pays francophones surtout grâce au livre de Leibowitz. L'exposé serait illustré par l'interprétation d'œuvres, dont s'étaient chargés quelques-uns des disciples de notre jeune maître.
C'est ainsi que j'eus la chance d'entendre, sous les doigts de Senny brûlants de précision et sans doute d'amour, la première exécution en Belgique des "Variations" pour piano opus 27 d'Anton Webern. Le choc qu'il a évoqué lui-même à propos de son déchiffrage de l'œuvre, je l'éprouvai moi-aussi avec une non moins grande violence. Convaincu par les propos historico-esthétiques qu'avait tenus Froidebise (un peu sur le modèle des "Prolégomènes" de Leibowitz), mes oreilles étaient pourtant restées éberluées par la totale nouveauté de ces sons et de cette organisation sonore. Ce fut là pour moi un événement d'une incalculable et irréversible importance, qui décida de toute l'orientation de ma vie professionnelle ultérieure et de ses engagements. Pendant les mois et même les années qui suivirent, j'entrepris un grand travail d'assimilation (sensible, perceptive), je dirais volontiers de digestion de l'énorme information que j'avais reçue d'un bloc, et que mon intelligence juvénile avait déjà acceptée.
 
La figure d'Édouard Senny – qui s'avéra vite et pendant plusieurs années être le plus convaincu et "avancé", le plus (sinon le seul) "wébernien" du groupe liégeois auquel je venais tacitement d'adhérer – me fut d'une aide immensément précieuse pour ma propre quête. En même temps que je découvrais une à une les œuvres de Webern lui-même, encore difficiles à trouver, je pris connaissance, certes de la grande et pénétrante analyse des "Variations" qu'avait rédigée Senny, mais aussi, avec avidité, de ses propres cycles de mélodies (Rimbaud, Toulet…) – dont certains furent d'ailleurs exécutés au cours de ces concerts où furent jouées nos premières œuvres conçues dans le nouveau langage – et de sa Sonate pour piano; et je m'efforçais donc d'entretenir avec lui les contacts les plus suivis et les plus "nourrissants", ce qui n'était pas tellement facile étant donné son relatif éloignement et l'espacement de ses apparitions liégeoises.
Au retour d'un voyage du groupe à Paris, auquel je n'avais pas encore pu participer et au cours duquel il avait tout particulièrement pu s'entretenir avec le jeune Pierre Boulez (son cadet de deux, mon aîné de quatre ans), il se mit à intégrer lui aussi à sa recherche des éléments de rythmique "messiaenienne", composant successivement dans cet esprit (mais je ne sais plus dans quel ordre) une "Messe" (si je me souviens bien, pour chœur et quelques instruments) et un quatuor à cordes. Je me précipitai pour apprendre les secrets de ces nouvelles procédures rédactionnelles.
Et c'est alors, au retour d'une randonnée dominicale à Rouge-Minière (où je ne l'avais pas trouvé, ce qui m'avait amené à effectuer à pied le chemin jusqu'à Filot où j'eus l'occasion de partager le repas familial – au sens presque clanique du terme - puis de découvrir la ravissante campagne villageoise tout en devisant gaiement), que je composai mes "sept versets des Psaumes de la Pénitence", dédiés à Pierre Froidebise pour son trente-sixième anniversaire (nous étions vraiment jeunes!) et qui fut, un an plus tard, l'objet de mon premier entretien "collégial" (presque une leçon) avec Pierre Boulez, lui aussi passablement décisif.
 
Quelques mois plus tard, j'entrais au service militaire et quittais Liège pour bien des années (en fait, jusqu'en 1970), et ce fut aussi le début de cet éparpillement qu'il a lui-même décrit, lui se retranchant de plus en plus dans sa campagne, Célestin Deliège s'installant à Bruxelles, Poslawsky en Hollande, Pierre Froidebise s'enfonçant peu à peu dans la maladie qui finirait par l'emporter (tellement trop jeune également!) mais pendant laquelle il produisit encore les extraordinaires "dons" que l'on sait, dans le domaine de l'orgue, du chant grégorien, de l'animation, de l'organisation et de l'information, et enfin aussi de la composition, surmontant finalement ses doutes et ses réticences avec la belle "Stèle pour Sei Shonagon".
Car en effet, la dispersion n'avait pas résulté que de circonstances géographiques: les convictions s'étaient considérablement diversifiées. Si je m'étais pour ma part lancé, à côté d'amis internationaux avec qui je m'étais maintenant lié, dans les recherches les plus aventureuses avec un enthousiasme que d'aucuns ont qualifié et qualifieront sans doute encore de fanatisme (et il ne m'appartient évidemment pas de décider s'ils ont tort: disons que j'ai parié), la plupart restaient bien plus sceptiques, ne se convertiraient éventuellement qu'un peu plus tard (lorsque la chose aurait fait ses "preuves"…). Édouard lui-même, pour toutes sortes de raisons où me semblent se mêler des besoins esthétiques et éthiques très profonds, à la fois viscéraux et ancestraux, et des amertumes dont je reparlerai dans un moment, prenait ses distances par rapport aux engagements qui avaient été les siens un moment, et se tournait vers d'autres, non moins nobles et légitimes incontestablement, et qui lui étaient sans doute plus congénitaux.
 
Les quelque trente messages de lui que j'ai retrouvés sans trop de mal, qui vont de la simple carte de visite ne portant que quelques mots à la lettre en plusieurs pages (la plupart se situant entre ces deux extrêmes), et dont la rédaction se situe entre 1950 et 1955 (j'en possède d'autres, mais dispersés dans différents dossiers d'archives, ce qui prouve qu'ils ont été beaucoup plus – et de plus en plus – clairsemés, même si le courant ne fut jamais entièrement interrompu) me semblent particulièrement significatifs et instructifs, dans la mesure où ils se situent précisément pendant cette période de profonde mutation.
A côté des multiples traits de caractère, admirables ou plaisants, que révèlent tel mot, telle tournure de phrase, on peut surtout y déceler tout d'abord, relayant le désir exprimé de "rester dans le coup", le désarroi résultant d'une croissante insatisfaction par rapport à un certain nombre de choses (sans doute le côté momentanément très "négatif", très "antithétique" de la musique "d'avant-garde", avec tous ses alpha privatifs: atonal, athématique, apériodique, sorte de fournaise purgatoire qu'il nous fallait bien traverser pour retrouver, autrement, des choses plus positives mais dont il préféra quant à lui – c'était son droit – se détourner; le plus paradoxal, c'est que dès avant sa disparition mais surtout après, je me sois mis moi-même, comme quelques autres mais sans rien abandonner du "reste", toujours pour moi référence essentielle, m'efforçant plutôt de mettre les deux "versants" en rapport l'un avec l'autre en profondeur, à entreprendre certains travaux avec et pour des amateurs, faisant par exemple largement appel à la chanson populaire, parfois même au chant grégorien – il est vrai dans une intention moins directement ecclésiastique – et le "polystylisme" dont le compositeur soviétique Alfred Schnittke a encore récemment affirmé qu'il y avait été encouragé par mes propres travaux, ce qui est bien réciproque, n'a-t-il pas son écho – mais parfaitement autonome – dans la libre référence à toute l'histoire qu'a pratiquée Senny dès son "retrait"?; n'aurions-nous pas pu et dû finalement nous retrouver sur ce terrain?). On y trouve aussi, et en proportion croissante à mesure que les années passent, l'expression d'une grandissante angoisse et d'un grandissant dégoût devant les difficultés de la vie, de sa vie, devant les inconséquences du milieu professionnel dont il espérait un minimum de reconnaissance, sous la simple forme d'un suffisant et pas trop éreintant travail. On s'amusera certes à lire sa truculente description d'un absurde examen devant tel "jury d'Etat".
Mais on sourira moins lorsqu'il se plaint, ou de l'infidélité à sa parole de tel notable qui lui a promis une nomination, ou plus généralement de l'infiabilité des "pouvoirs organisateurs", de quelque bord qu'ils soient. (Comme j'ai regretté que la question de sa confirmation à la classe d'analyse musicale du Conservatoire se soit posée plusieurs années avant que je ne sois chargé – qui l'aurait jamais cru en ces temps lointains ! – de la responsabilité de l'établissement! Il est vrai que ce n'est pas le directeur qui fait les nominations, mais du moins sa voix consultative pèse-t-elle d'un poids certain, et je puis dire que j'ai été écouté, grosso modo, dans les deux tiers des cas. Quant au tiers restant, il m'a valu bien des aigreurs, internes – enseignements souvent médiocres – ou externes – amis légitimement mais injustement mécontents de moi.
 
Ceci, incontestablement, a dû marquer cela, l'angoisse et l'amertume n'ont pas pu ne pas conditionner les choix et les retraits. Et s'il est vrai qu'au bout du compte, faisant preuve d'un exceptionnel courage et d'une admirable philosophie, nourrie aux meilleures sources (dont le "silence" wébernien est toujours resté pour lui l'une des expressions les plus véridiques), Senny a finalement tout surmonté, y compris les plus abominables coups du destin; si, comme un authentique alchimiste, il a su transmuer en or véritable, sous de multiples formes, les scories d'une existence où ont abondé les déceptions (compensées, j'en suis sûr, par quelques très grandes et durables joies); la relecture, à distance, de ces documents qui ressuscitent nos jeunes années me laisse une émotion intense, où se mêle une amitié que tous les éloignements, y compris le plus définitif, ne peuvent éteindre, une gratitude admirative pour ce travailleur d'une pureté et d'une intégrité exemplaires, mais aussi un sentiment de honte et de contrition collectives, devant le sort (dont même la fin brutale apparaît comme une conséquence directe) que nous, je veux dire la société dans son entier surtout ses responsables "culturels", mais aussi nous tous ses proches, avons laissé subir, que nous n'avons certainement pas suffisamment veillé à éviter à cet ami cher, à cet homme et artiste exceptionnel tout compte fait assez démuni devant le "monde", trop occupés que nous étions à essayer de gouverner efficacement nos propres destinées.
 
S'il nous entendait, pourrait-il nous le pardonner (je l'espère humblement et le crois vu sa générosité), du lieu de silence qui est désormais le sien?
 
Henri Pousseur
août 1989